Je rentrais chez moi en traînant les pieds, en traînant tout court, même. Mon sous-lieutenant m’avait aimablement proposé de me déposer près de chez moi en bateau, j’avais refusé. Pas envie de faire la conversation. Pas après une journée comme ça. On avait retrouvé un corps ce matin. Assassiné à l’arme blanche, violemment, sauvagement, même. Et tout ce sang répandu sur les vieux pavés de la ruelle… Je savais d’ores et déjà que l’image du cadavre risquait de me poursuivre pendant un bout de temps. J’avais pourtant le cœur bien accroché, mais c’était le contraire qu’il aurait fallu pour pouvoir supporter sans ciller la vue d’un tel massacre : avoir perdu son cœur, quelque part entre deux enquêtes, entre deux homicides. Dieu merci, je n’en étais pas encore là.
Déambuler de nuit dans les rues –alors presque calmes- de ma ville avait le mérite de m’apaiser. La vie était moche, Venise était mortellement belle, et la lune était magnifique. Au final, on ne s’en tirait pas trop mal.
La sensation d’une présence furtive dans mon dos m’a interrompu dans mes pensées –qui commençaient de toute façon à devenir un peu trop abstraites.
Décharge d’adrénaline tandis que mon cœur ratait un battement. J’ai senti des mains sur mes côtes avant d’avoir pu me retourner. La mienne s’est automatiquement tendue en direction de mon pistolet, bien qu’une partie de mon esprit soit parfaitement consciente que si l’assaillant était armé, il aurait le temps de me trancher la jugulaire avant même que je n’aie dégainé.
« Cleeeeeeeliiiaaaa. »
Tout mon corps s’est relâché dans un tremblement nerveux. Angelo. Cet imbécile m’avait fait frôler l’infarctus !
« Huhuh, tu fais quoi ici ? Pourquoi tu m'as pas dit que tu allais être là ! Ça aurait évité que je me retrouve seul tu sais. »
Je me suis accordée deux secondes pour reprendre contenance, intervalle qu’il a mis à profit pour se placer devant moi, non sans m’avoir déposé un rapide baiser sur la joue. Je lui ai retourné un regard furibond pour le principe, mais le cœur n’y était pas. Le soulagement de savoir que je n’allais pas me faire vulgairement assassiner au beau milieu du quai le plus fréquenté de la ville m’empêchait de me mettre réellement en rogne, sans parler de son sourire d’angelot et de son joyeux babillage.
« On n’a pas idée de surprendre les gens par derrière comme ça, Angel’. ai-je grommelé. Je suis armée, je te signale. Imagine si j’avais eu un mauvais réflexe ! »
Inutile de préciser que le réflexe, pour le coup, avait été méchamment tardif. Inutile de préciser à quel point j’avais eu peur, aussi. L’incident –aussi mineur soit-il- me faisait réaliser à quel point je pouvais être vulnérable, en dépit de mon Sig Sauer et de mes 150 heures de formation en self-défense et sport de combat.
« Je rentre tout juste du boulot, je pouvais pas savoir que tu serais là à traîner, toi aussi. ai-je continué dans un haussement d’épaule, en réponse à sa question. Mais tu as un problème avec le fait d’être seul ? Je suis pourtant le genre de personne dont la fréquentation a tendance à vous faire réaliser à quel point la solitude peut être appréciable, tu ne trouves pas ? »
J’ai retenu un sourire à cette idée. Croyez-le ou non, je tirais une certaine fierté de ma réputation de casse-pied professionnelle. Elle avait le mérite de faire le tri parmi mes connaissances. Seules restaient ceux et celles qui avaient un réel intérêt –et éventuellement un certaine affection- pour moi. Et en un sens, je leur étais reconnaissante de me supporter, moi et mon sale caractère. Cela s’appliquait à Angelo, même si je n’avais aucune idée de ce que ce charmant crétin trouvait d’attrayant dans ma compagnie.
J’ai esquissé quelques pas : puisqu’on avait l’air parti pour une petite discussion, autant le faire en marchant – j’avais une sainte horreur de l’immobilité.
« N’empêche, tu peux être drôlement discret, quand tu veux, Angel’. » Ai-je lancé sans trop réfléchir, revenant sans la mentionner sur la frayeur qu’il m’avait occasionnée. J’ai continué, sur un ton léger, pas sérieuse pour un sou. « Tu pourrais assassiner quelqu’un sans trop de problème… »
J’ai laissé échapper un rire bref, n’ayant aucune idée de combien la phrase que je venais de prononcer négligemment était vraie.