It's the darkest hour And your voice is new Il ne peut s’empêcher de rire, d’approuver, c’est si vrai, après tout. La nuit, tout est sali, à Venise, tout est recouvert d’une couche de crasse, de sang, laissé comme une pellicule miroitante pour être éclairé par une lune blafarde. Ils se sont faits aux ombres du soir, ils se sont faits aux cadavres du petit matin et c’est bien suffisant, au fond, pour qu’ils ouvrent l’œil, pour qu’ils se préparent aux griffes acérées une fois que le soleil est à l’agonie. Lui, les attend, lui, les espère parce qu’ils pourront les mener à eux et c’est tout ce dont il a besoin, tout ce qu’il cherche, la trace de leur pas pour arrêter leur folie.
Et il n’y a rien, rien, pour nettoyer ses mains tâchées d’un sang fantôme, une fois qu’on les a trempées dans la fumée dense et noire des complots sans fin.
Il s’empêche de pincer les lèvres, irrité. L’impression qu’un carcan de glace lui étreint la gorge grandit au fil des secondes, se fait douleur pressante, brûlante et il a ce gout d’amertume aux lèvres. Quelque part, il se croit souvent seul, à courir après ses chimères, à chercher ce qui ne peut exister et à défendre ce qui pourrait être souillé. Ils sont autour de lui, silhouettes errantes, ils virevoltent au creux de ses mots, parmi les débris de leurs espoirs et lui, tend la main sans jamais rien saisir. Parce qu’il est seul à la tendre, parce qu’il est seul à la vouloir loin de tout, loin des envies humaines et qu’ils n’ont que faire de leurs symboles gravés sur le fer, de leurs secrets qu’ils considèrent comme un fardeau.
Luvenis, Luvenis. Souvent, il a l’impression que ses hommes sont davantage intéressés par le Circus.
« Non, tu as raison, ce n’est pas ton rôle. Peut-être ai-je trop d’attentes. » Peut-être, peut-être, le désir de les voir aussi investis, de les voir comme une seule flamme, démente, un seul souffle porté au ciel. Il lui offre un sourire plus léger, moins distant. Comme un petit bout de sincérité, une façon d’apaiser la dureté de ses paroles.
Vincent attend peu, au fond, même s’il voudrait espérer davantage. Mais le temps a lissé son caractère, a tué dans l’œuf ses attachements et il n’est plus resté que le rêveur qui ne meurt jamais, l’idéaliste aux mains noires de ténèbres, aux lèvres rougies de poison, qui a délayé sa confiance dans les couloirs des regrets.
« Non, je ne te comprends pas. » C’est clair, franc. Sans ambiguïté, non, non, il ne pourra jamais comprendre, il ne l’a jamais pu. Son idéal a été assassiné en plein vol, son rêve fauché en pleine éclosion alors, les désirs des hommes et leur reconnaissance, leur amour et leur peine, leurs yeux brillants et leur joie, il les regarde de loin mais il ne peut les provoquer, ne veut les provoquer. « Je n’ai connu la fidélité que dans un seul sens. Et quand elle s’est partagée en deux directions différentes, elle s’est tout simplement éteinte. »
Il est détaché, serein. Vincent comprend les hommes mais ne les aime pas. Vincent n’admet pas ses faiblesses mais les hurle silencieusement. Vincent est incapable, au fond, de se diviser. Il n’y a jamais eu qu’un seul amour (déchu), une seule foi (déchue). Il n’y jamais eu qu’une chose, au-dessus de tout et, même si elle a pu changer d’apparence, au fil des années, il a été incapable de pouvoir river son regard sur des hauteurs trop différentes.
Alors non, il ne le comprend pas, bien évidemment, Harlequin et son amour pour la scène, Harlequin et son affection pour le public, Harlequin et sa protection, Harlequin et son indiscutable fidélité. Harlequin, capable de faire ce lui n’a pu faire.
Il n’y a pas de colère, il n’y a pas de déception, simplement l’habituelle acceptation qui l’habite, une résignation mêlée à une rage froide. Et en dessous, sous les éclats et les sourires, sous les yeux impénétrables et les mots futiles, il y a comme une rancœur, une envie vite éteinte parce que, vraiment, désirer pleinement et chuter si fort qu’on en perd tout, c’est beau aussi, à sa manière.
« Parfois, j’oublie qu’on peut désirer de façon différente, sans tromper et sans heurt. » Il a un sourire presque désolé, des éclats d’incertitude qui sont tranchants parce qu’inhabituels et es-tu sincère, Vincent, peux-tu l’être encore ? « Je t’envie d’en être capable. »
L’ombre s’étend, s’étend, s’étend. Il est là, le drame, au fond. Il n’a jamais vraiment détourné les yeux de son enfer personnel.
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