LLa cellule de dégrisement portait décidément mal son nom. Et quelqu’un là-bas était plutôt bien placé pour le savoir. Cela faisait près d’un quart d’heure que Dante, les yeux vitreux, y fixait la porte anthracite, les murs grisonnants et la table en inox où s’accumulait crasse et poussière. Le silence, quant à lui, n’était troublé que par les lourdes gouttes d’eau, ruisselant de ses cheveux trempés et par le bruissement de la couverture de survie qui recouvrait ses épaules. La vision embuée par le mélange d’alcool et de fatigue, c’est ainsi que le détenu se laissa bercer par le faible grésillement des néons et sombra dans un sommeil sans rêve.
Lorsque Dante commença à émerger réellement, il était en train d’avancer dans le couloir du commissariat, les mains menottées dans le dos. Sa léthargie prit définitivement fin lorsqu’une voix grave s’éleva depuis le premier bureau. Une voix qu’il aurait reconnu entre mille.
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Cette enflure me doit de l’argent depuis trois mois et il a eu le culot de me dire qu’il me reconnaissait pas!Dante baissa instinctivement la tête et accéléra le pas, si bien que l’agent derrière lui en fut surpris. En huit ans de carrière, le policier n’avait jamais vu un prévenu aussi impatient d’être interrogé. Lorsqu’ils franchirent tout deux le pas de la salle d’interrogatoire —ou de torture, choisissez donc l’option qui vous convainc le plus—, le lieutenant Dell’Anna était déjà assise. Pendant un instant, le jeune homme menotté crut voir le chien des enfers en personne, l’air maussade et le pelage humide en prime. Le sort s’acharnait. Niveau canidés, il avait pourtant déjà donné.
Dante, accoudé à la table, massa ses tempes endolories et inspira profondément. Il fallait la jouer fine sur ce coup.
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Vous savez agent Dell’Anna, si vous teniez tellement à me revoir, il ne fallait pas se donner tant de mal. Vous n’aviez qu’à m’appeler. Pour vous j’aurais décroché, j’vous assure.Pour bien finir sa petite fumisterie, il lui décocha son sourire d’ange. Une des cartes maitresses de son jeu. Une dont il était le plus fier. Mais son humeur retomba vite. A voir la tête de son interlocutrice, il comprit immédiatement que son coup venait de tomber…à l’eau. Ça ne ferait que la seconde fois en l’espace de quelques heures. Pas de quoi se décourager. Il repartit alors directement à l'assaut:
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Tout est beaucoup plus simple qu’il n’y parait. Il ne s’agit que d’une horrible méprise et je peux tout vous expliquer, ma très chère Celeste. Je peux vous appeler Celeste, n’est-ce pas ? SOMETIMES I PRETEND TO BE NORMAL
J’étais assis tranquillement au comptoir du Mori Venice. Une soirée tranquille comme tant d’autres : un petit martini dry, deux olives, mais sans glaçon (le serveur là-bas a tendance à servir des icebergs, c’est immonde). Vous voyez un peu le tableau, non ? Et tout d’un coup, ce type débarque. Grand, blond, plutôt bel homme (je l’avoue…mais pas aussi séduisant que vous, je vous rassure). Et là, je sais exactement ce que vous allez me dire : ce portrait me dit quelque chose. Vous aurez raison. On aurait dit Brad Pitt dans les années 80. Chevelure de surfer et sourire Hollywood. Tout pareil. C’est dingue, non ? Je disais donc, il est arrivé et s’est assis près de moi. Après ça, tout a dégénéré. Il a commencé à faire des choses totalement insensées, du genre... insulter la mère d’un client. Je me souviens exactement de ce qu’il a dit tout haut sans détourner le regard de son verre :
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La mère de Rodrigue, elle est tellement grosse qu’elle passe pas sous le pont du Rialto.Vous avouerez que ce type a de l’humour….mais c’est mal. Oui, c’est vraiment mal. On attaque pas les mères. Toujours est-il qu’à ce moment-là, le fameux Rodrigue s’est levé et a cru que c’était moi. Il a voulu me frapper et j’ai esquivé. D’ailleurs ce que vous voyez là, sur ma toute nouvelle chemise en cachemire (ça va me couter un bras au pressing, vous pensez que je peux portez plainte ?), c’est le sang de mon voisin. Lui, par contre, il a pas eu assez de réflexe. Ça a giclé, j’vous raconte pas, c’était terrible. Enfin bref, un coup en entrainant un autre, ça a tourné en bagarre générale et je dois vous avouer que je ne suis pas un partisan de violence gratuite. C’est mon côté Gandhi. Donc je suis parti…mais si vous avez bien suivi toute l’histoire, celui que vous recherchez à la base, c’est pas moi. C’est Brad Pitt.